FARRAGO

Tant va l'ail au lit qu'il vous trahit.

Cela fait quelques semaines que l'attitude du grand Sam intrigue Suzanne, sa compagne. Déjà plusieurs vendredis qu'il se rend au travail à la ferme des Bonnelly bien mieux mis qu'à l'accoutumé, rentrant le soir éméché, l'haleine d'ail chargée. C'est décidé, Suzanne allait le filer car elle a beau questionner rien ne sort de l'aimé. Qu'a-t-il donc bien pu lui arriver pour si bizarrement se comporter ?

Depuis octobre 1942, fuyant la Gestapo, Beckett et Suzanne vivent planqués dans le Vaucluse, à Roussillon. Dans un premier temps, le couple avait loué une chambre à l'hôtel Escoffier avant d'emménager dans la maison de La Croix Clavaillan haut perchée en surplomb de la route d'Apt. "Le grand échalas d'Irlandais" comme on l'appelle forçait le respect des locaux par son ardeur à tailler, à dessoucher, à moissonner... en échange de denrées. D'ailleurs, de cette vie agreste, locutions paysannes et dictons resteront compagnons d'inspiration d'un écrivain déjà bien trublion creusant un peu plus son étrange sillon.

Aujourd'hui, le coquet du vendredi dès l'aube parti, sa compagne est fermement décidée à faire toute la clarté. Il est midi, quand à mi-chemin du sentier menant aux Bonnelly, Suzanne s'arrête net devant la maisonnette de Georgette l'employée des hôteliers... le nez envahi d'une effluve fortement aillée. Et là, patatras, dans la moiteur de l'été, l'odeur nomme son homme comme au retour en soirée. Et oui, c'est l'aïoli, témoin d'un délit hebdomadaire : Sam et Georgette au lit les vendredis, jour de congé chez Escoffier.

Ce soir-là l'explication est orageuse, lourde comme en attente d'un Godot. Un comble, Suzanne traite Georgette de morue (sic) suivi de qualificatifs tout aussi salés, s'exclamant à tout bout de champ « Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera » avant de traiter la vaisselle avec fracas. La nuit, les portes claqueront comme chahutées par un mistral furibond.

De cette trahison aux relents de poisson, Suzanne fera confession à Mademoiselle Anna O'Meara Beamish, irlandaise itou, qui s'affichera sans compassion. Il faut dire que le choix de cette confidente est une mauvaise option car, lesbienne sans concession, Anna juge tous les hommes au mieux poltrons : « Galipettes en cachette et voilà que tu vis des sornettes de ton Beckett ! » Un propos dont l'écho parviendra à Georgette qui mise sous pression quittera pour deux ans la région jusqu'à l'annonce du départ des réfugiés de Roussillon.

La vie reprendra son cours, Sam faisant dorénavant du vendredi un jour maigre . Il s'oblige à un détour pour rejoindre la ferme des Bonnelly, évitant le passage devant la maison du grand frisson qui bien que close ne le rend pas moins morose. Beckett va, jusqu'à la fin de la guerre et son retour à Paris, comme pour oublier, s'investir de toutes ses forces dans le travail des vignes. La nuit, il écrit "Watt" dont un des carnets manuscrits porte ces mots tracés en français : « Et les caisses se touchent dans la vigne » évoquant le boulot harassant par mauvais temps pour charrier à la main jusqu'au pressoir les caisses de raisin.

En novembre 1962, c'est la première à Londres d' "Oh les beaux jours". Beckett et Suzanne sont mari et femme depuis à peine un an. Sur un guéridon à l'entrée du couloir des loges, un bouquet de lavandes séchées accompagne un carton manuscrit non signé : « Te souviens-tu de ce pays où tout était rouge comme dit Vladimir ».

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