PERFECTO

Histoire qui soûle n’amasse pas mousse.

Ostende. Café l’Excelsior, avril 2006. Aujourd’hui à l’apéro, le sujet qui fâche c’est Beaufort, pas le fromage, mais la biennale d’art contemporain du même nom qui fait la une de "Het Volk" pour l'inauguration. Les piliers au comptoir s’échauffent, le commentaire tombe dru comme une drache. Quelques brèves :

_ En art c’est souvent quand tu es mort que tu es riche.
_ La pipe à Magritte, tu la voit et c’est pas ça.
_ Beaufort ça coûte des millions à toi à moi…

Parmi les critiques, le moins virulent n’est pas Anton le patron. Un marin letton en escale dans la ville en ‘68 qui n’est jamais reparti, faisant son trou dans la ferraille puis rachetant le café à un couple exténué. Pour bien se reposer, les tauliers ont laissé à Anton, à condition de la marier, leur fille Rita, longue tige neurasthénique recluse dans l’arrière-salle.

Une photo du journal retient l’attention d’Anton : l'araignée géante au-dessus d'une tombe au cimetière de Mariakerke. Le commentaire érudit dit que l'arachnide nommé Maman, œuvre d’une certaine Louise Bourgeois, veillera James Ensor pour la durée de l’exposition… comme a veillé sur James toute une vie sa mère déboussolée convaincue que son fils avait une araignée au plafond ! Et même une grosse pour galoper dans la maison en fulminant : « à bas les rembrunis acariâtres, fromagers égoïstes et sirupeux, alarmistes frontiérisés, charcutiers de Jérusalem, architectes frigides et mélassiers. Vive l’art libre, libre, libre ! » Anton fixe Frans, son plus fidèle accoudé, d’un regard sombre : ce retour d'Ensor passe mal, une histoire sale.

En même temps, pas loin, l’inauguration de Beaufort va bon train, animée par un curateur apprêté causant comme il se doit. Il est raide, planté devant un parterre d’officiels pour justifier ses choix. On a déjà une araignée, vous mettrez aussi un corps géant de femme démembré, des gisants nombreux en position de fœtus, un chef d’orchestre cosmonaute dirigeant la mer… Dans la salle pointe un désarroi que l’expert confit dans sa modernitude ne voit pas. A l’Excelsior, vide pour le déjeuner, Anton, Frans et un duo de Jupiler au col bien monté. Dans leurs têtes, l’araignée retisse un passé chahuté.

Akiro était arrivé à Ostende l'hiver dernier pour préparer sa collection de fin d’études de stylisme. Le thème "Fantasmagorie chez Ensor", il l'avait choisi après un documentaire visualisé à l’école Esmod d’Osaka qui l’avait scotché, un monde de dingos : squelettes se disputant un poisson, cortèges de soudards, hordes tourmentant des crucifiés… Akiro avait loué un meublé tout à côté du café qu'il fréquentait quotidiennement et où, devant une tisane peu dans les us de la maison, il remplissait sans arrêt des carnets sous le regard des agglutinés du comptoir : un Objet Dessinant Non Identifié. C'est chacun chez soi, un statu quo bientôt bouleversé par la grande Rita.

Car l'épousée déprimée n'a de cesse de lancer des regards vers Akiro au travers du passe-plat vitré de la cuisine. Et un matin, devant Anton médusé, elle rejoint le japonais crayonnant pour le saluer. C’est le début du malheur. Un pacte va se nouer, la longue tige s’épanouir au rythme de rires complices… et un jour, Rita annonce qu’elle part en tram montrer à Akiro la réserve du Zwin. Une soudaine envie de nature préservée qui laisse le mari marri. Et de fait, l’excursion entamée par 30 km d’ardent flirt sur rail aura tôt fait de confirmer l’appréhension d’Anton. L’avocette, princesse volante de la réserve, peut témoigner que, s’échappant de la promenade guidée, une grande rousse sera coupable d’une séquence osée : une gâterie comme un suçotement de babelutte, pour un bénéficiaire pâmé.

Ce caprice buccal, Rita l'avouera à Anton tant le questionnement du mari sur cet élan japonisant est pressant. S'ensuivra une raclée dont l’écho dût parvenir au meublé du turluté dormant à poings fermés. Et de lui aussi on va s'occuper. Dès le lendemain matin, Frans invite Akiro, décidément gâté, à une randonnée. Direction Coxyde où la haute dune servira d’écran pour une correction à la chicotte, fouet en lanières de peau d’hippopotame bien connu des dos congolais. Par chance, l’apparition d’un adolescent en route avec sa bichette pour la pêche à la crevette sauve Akiro de la correction. Après, on guettera de longs jours un éventuel retour… jusqu’au débarquement d’un malabar de couleur noire qui videra fista le studio d'Akiro.

Longtemps, Anton ressassera cette glauque affaire quand, un jour de contrition, entre dans le café le black déménageur du meublé. Il tend au tenancier sans bruit deux blousons brodés de squelettes, de soudards et de crucifiés. A l'endroit du cœur, Rita et Anton enlacés, cousus de fil d’or. Ils iront, c’est juré, à Mariakerke saluer l’araignée… mais trêve de repentir car la mousse s’émousse.

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